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Le quotidien dans la (les) pratique(s) éducative(s)

Le quotidien dans la (les) pratique(s) éducative(s)

 

 

Le quotidien, tout le monde semble pouvoir en dire quelque chose, puisqu’il touche communément et “simplement” tout le monde, mais au delà d’une première image familière, ordinaire, qu’est-il réellement, profondément, quelle “seconde image”, repensée, revisitée renvoie-t-il, quelle en est sa représentation pour tous, pour chacun ?

 

Il serait d’abord une image qui revient, toujours, de manière répétitive créant sa banalité, sa monotonie et que l’on finirait par oublier, par ne plus voir, une image peut-être alors bien difficile à regarder, à s’intéresser !!!

 

Mais au delà de cette “image arrêtée”, qu’en est-il vraiment ?

 

Le dictionnaire est sans appel : “le quotidien est ce qui se fait et qui revient chaque jour[1].

 

Ainsi, ce serait une notion de continuum qui apporterait une impression de banalité, d’ennui, d’insignifiance et de monotonie...

Mais ne serait-il pas aussi monotone parce qu’il devient répétitif, donc finalement “sans relief”...

 

En tous les cas, le quotidien semble aller de soi, s’imposer à soi, de soi, en dehors de la pensée, renvoyant à la même chose, aux habitudes, à une routine souvent pesante, à des rituels, des “mêmes gestes”, des “mêmes paroles”, de l’identique (...) et se présente, ou plutôt ne se présenterait alors pas (!), comme incolore, invisible, souvent impensable, “impensé”...

Il est l’ensemble des “petits riens” qui remplissent chaque jour (dormir, se laver, faire son lit, manger, travailler, jouer, se confronter aux soucis quotidiens, saluer son voisin, parler du “beau temps” car il n’y a rien d’autre à dire, lire le journal en recherchant l’évènement capable de nous sortir du “train-train”..., vivre en fait !), formant des suites d’actes incontournables plus ou moins logiques et rythmés, liés aux besoins de la vie, un monde de déjà vu, de déjà connu, de très et trop familier...

 

Alors le quotidien, c’est l’ordinaire, “l’infra-ordinaire” même disait Georges PEREC en opposition à l’extraordinaire, à l’évènementiel, à quelque chose qui se remarque, qui se démarque du monde commun et sans vague, de ces “petit faits insignifiants et délicieux qui forment le fond même, la trame de l’existence[2]..

Mais le quotidien est-il alors inévitablement impensable, puisque justement inévitable?

Ne produit-il que de la “non-interrogation”, de l’anesthésie[3], un poids insoutenable par sa banalité, insupportable pour être “volontairement conscient” ?...

Il semble pourtant évident que l’idée du quotidien n’est pas si “simple et arrêtée”, dans une pensée qui ne serait que binaire...

Le quotidien est justement paradoxal, “multi-paradoxal” même : il est tout alors qu’il ne représenterait, dans une conscience commune, rien !...

Il est à portée de mains et pourtant inatteignable, il est à la fois rassurant par ses répétitions et sa routine organisée, à même de répondre, souvent de manière tout à fait inconsciente, à de multiples fins, et le désordre de part la disparité des différents actes et choses que l’on fait dans la vie quotidienne...

 

Il se trouverait alors impensable tout en méritant à tout moment d’être pensé, exploré, cela même parce qu’il est justement “ce qu’il y a de plus difficile à découvrir”[4], comme une idée de se confronter à de l’évènement dans le vif du sujet, le quotidien (!), et parce qu’il serait un levier essentiel pour évoquer la réalité, la vie...

 

Alors après cette réflexion, le quotidien se présente bien comme une grande partie, certainement même la plus grande partie de la vie.

Et une fois qu’il est un peu “approché” en pensée, des fonctions implicites mais essentielles semblent se dessiner, ce, malgré son “temps immense” ou “non-temps” à valeur faible :

         - une fonction  de trame, de contenant qui organiserait des repères silencieux, “instituant et sécurisant”[5], contenant et contenu de la vie...

         - un espace de temporalité, avec un rythme classique qui créerait de la sécurité mais en revanche de la monotonie, et la rupture du rythme qui créerait de l’insécurité mais aussi de l’extraordinaire,

         - un espace de vie, des lieux que l’on connaît, reconnaît et qui nous sont finalement familier et sécurisant, dans le prolongement de l’hypothèse de Bruno BETTELHEIM sur les 3 notions inséparables dans l’inconscient de l’être humain : une sécurité physique, une maison, un bien être affectif et social,

         - un espace de lien avec des moments forts et des moments moins forts, que le quotidien relierait pour fabriquer un tissu conjonctif,

         - un espace de  répétition, de conception cyclique et de reproduction linéaire, où la répétition pourrait parfois être liée à la “pulsion de mort” et le changement à la “pulsion de vie”.

Le quotidien n’est donc certainement pas que “ce ou ces petits riens”. Il est beaucoup plus ! Peut-être tout !

Ainsi pour Michel FOUCAULT, il s’oppose à l’uniforme et à la non-problématisation.

Pour Georges PEREC dans “les choses”[6] il est une catégorie problématique et tout devient une question de “regard et de mots”.

Pour Francis PONGE[7], les objets communs, et à première vue banals et insignifiants, regorgent de choses à dire. C’est en “prenant le parti des choses” du quotidien qu’il aura pu,  malgré la difficulté par le langage commun, exprimer des sentiments, ses sentiments...

 

Le quotidien peut donc faire parler notre vie, à condition de s’y arrêter, de l’observer, “d’interroger ce qui semble tellement aller de soi que nous en avons oublié l’origine”[8]... 

 

Mais est-il toujours possible de s’y arrêter, de prendre conscience de s’y arrêter ?

Pourquoi cela nous paraît si difficile, comme si le quotidien avait cette force ne nous empêcher de le penser en temps réel...

 

 

 

Le quotidien de l’éducateur spécialisé

 

 

Lorsque je questionne les éducateurs que je rencontre sur la représentation de la notion de quotidien dans leur travail, leurs réponses s’avèrent bien ambivalentes (mes réponses immédiates sont d’ailleurs, à ce moment, similaires !).

 

Ils évoquent tous spontanément (peut-être trop spontanément, comme pour s’en persuader...) qu’il est la base de leurs actions éducatives.

Puis, presque en même temps, ils parlent de son poids, de ses tâches matérielles, de ses contraintes, de sa routine, de l’usure qu’il souligne, comme si le quotidien, dans leurs représentations communes, était désigné de fait comme peu valorisant et qu’il s’opposerait alors au travail éducatif, aux actes éducatifs, aux choses que l’on remarque, que l’on peut pointer, elles seules, valorisantes et dynamiques...

 

Mais le quotidien n’enveloppe-t-il pas tout ? Le travail éducatif pourrait-il sortir, “s’évader” du quotidien ?

De quoi pouvons-nous avoir peur, à vouloir cliver quotidien et travail éducatif ?

La routine serait-elle une maladie contagieuse, honteuse, mortelle ?

N’est-ce pas un travail de distanciation, comme celui que nous faisons quotidiennement dans les relations éducatives, qu’il nous faudrait faire sur notre quotidien?

N’y a-t-il pas alors un lien évident, presque logique entre quotidien et acte éducatif ?

 

Le quotidien dans la pratique éducative, c’est “logiquement” le travail éducatif !

“Il s’agit, dans le travail éducatif, d’assurer le quotidien et ses bases... -  Les éducateurs sont vraiment des gardiens du quotidien...”[9] rappelle Joseph Rouzel.

Le quotidien est alors bien l’espace qui rythme la vie, un cadre inconscient (?) sécurisant et structurant, amenant chacun à se reconnaître comme sujet en relation avec d’autres...

Le quotidien n’est pas à nier car même si ”il est ce qui se répète - cette répétition permet justement le hasard, l’inhabituel[10], il est ainsi un lieu de l’ordinaire, mais aussi le lieu de l’imprévu et de l’extraordinaire, un espace, l’espace de vie.

 

Alors malgré la routine, l’usure qui “guète”, le poids du quotidien, cela appelle à s’y arrêter, à aller questionner “les petites cuillères”[11] de notre travail...

Car en effet, c’est bien de notre travail éducatif dont il est question - dont il est (des) questions :

Que faisons nous pendant que l’on travaille ? Que s’y passe-t-il durant tout ce temps ? Quel est notre rôle ? Qu’attendent les personnes que l’on accompagne ? Voyons-nous tout ce qu’il s’y passe ? Pouvons-nous en dire quelque chose ? Pouvons-nous y entrevoir d’autres choses ? (...)

 

Interroger le quotidien dans notre pratique, c’est se demander, ce que l’on fait là et pourquoi...

C’est aussi et surtout se rappeler ce que font (ou ne font pas ?) les personnes qui sont avec, en face à nous...

 

Le quotidien est alors clairement le contenant - et le contenu - de tout cela...

 

Alors l’établissement, l’organisation institutionnelle, les cadres de référence, les structures de prise en charge, les actions, les paroles (...) peuvent se définir comme des lieux, des réceptacles composant l’espace quotidien de la vie de chaque personne accueillie et adultes accompagnants.

Le quotidien représente ainsi la base, le champ d’action primordial de prise en charge éducative.

C’est dans, et à partir de celui-ci que vont pouvoir s’instaurer la, les rencontres, les relations, une parole, une écoute, des actes, des interactions...

C’est dans ce temps, et uniquement ce temps, que les éducateurs inscrivent leur aide, leur accompagnement, pour amener la personne à progresser, à prendre conscience d’elle même, à reprendre confiance en elle, à réinvestir une démarche d’apprentissage.

C’est dans ce temps que se vivent “des tranches de vie”...

 

 

 

Ce temps est ainsi essentiel.

Et pourtant, en avons-nous toujours réellement conscience ? Pourquoi alors après cette présentation et l’évidence de son aspect fondamental, demeure-t-il encore des pensées empreintes de routine, de poids, de “non-valeur” sociale pour nombre d’éducateurs ? 

 

Découvrir “le familier sous l’espèce de l’étonnant, revoir ce que l’on ne voit jamais une première fois, mais que nous ne pouvons que revoir, l’ayant toujours vu par une illusion qui est précisément constitutive du quotidien”...

Cette citation de Maurice BLANCHOT pourrait profondément “imager“ cette quête d’observation de ce quotidien, d’exploration de “l’ordinaire” dans nos pratiques éducatives, dont je parle, pour y découvrir ce que l’on ne voit pas au premier regard, sans le recul, le temps d’arrêt qu’empêche, si l’on y fait pas attention ce même quotidien...

 

Pour les éducateurs en charge de personnes en difficultés, “l’étude - la clinique du quotidien” pourra parfois amener à bousculer la certitude des évidences, à découvrir des “glissements” non repérés de projets qu’il auront pensés, investis, passant, peu à peu, à la routine, à l’oubli ou à la perte de sens, ou, paradoxalement, à la réhabilitation d’objets ou d’autres projets par les usagers eux-mêmes, à l’insu de notre regard (routinier !) d’éducateurs, pour leurs désirs singuliers, leurs besoins propres...

 

Alors cette observation “au delà de l’anodin” pourra nous amener à penser que les projets ne sont pas, ne font pas tout !

 

Et que le quotidien est bien l’espace de l’imprévu, du “non attendu”...

 

Ainsi, tous les temps observés, les petits faits du quotidien découverts deviendront, parfois, souvent même, “l’extraordinaire”, en révélant, annonçant, expliquant, à condition de les voir et d’essayer de les comprendre, tant de choses sur le personnes accueillies (mais aussi sur nous même, éducateurs), que nous cherchons parfois, en vain, dans des espaces qui nous paraîtraient plus formalisés, de valeurs plus grandes (!)...

 

Le quotidien dans la pratique éducative, c’est donc ce temps passé auprès des personnes dont on a la charge, ce que l’on appelle communément le “vivre avec”, le “faire avec” (avec la dimension émotionnelle, affective mais aussi la subjectivité qu’ils engagent)...

Mais c’est aussi et surtout, pour l’éducateur qui cherche à l’utiliser comme un réel outil de prise en charge, l’espace d’un regard attentif et curieux, de distance et de réflexion, pouvant amener à observer la vie de chacun de façon insoupçonnée, parfois inattendue...

 

 

“Tout est intéressant, à condition qu’on le regarde assez longtemps” écrivait Gustave FLAUBERT au XIXème siècle. Cet espace “clair-obscur” qu’est le quotidien, de, et dans la pratique éducative, peut ainsi devenir le lieu privilégié de nos observations, pouvant repousser, loin de nos représentations communes, les seules notions de poids, de tâches matérielles, de contraintes, de routine, d’usure (...) - soulignant aussi le sentiment d’humilité que nous devons garder en permanence dans le remise en cause des évidences de notre travail...

 

Pour conclure - ou plutôt ouvrir - cette réflexion, l’exploration du quotidien auprès de personnes en difficulté - savoir s’y arrêter, le regarder, l’écouter, le réfléchir... - tout cela pourrait être pour l’éducateur spécialisé en quête d’identité et d’un discours professionnel spécifique à son intervention particulière, une des approches, un cadre de référence propre à son travail d’accompagnement de sujets dans la vie ordinaire...

 

 

 



[1]  Définition du dictionnaire “Petit Larousse”

[2]  Guy de MAUPASSANT - “La Petite Roque  Mademoiselle Perle - Recueil 1886

[3]  Georges PEREC - “L’infra-ordinaire” - La Librairie du XXème siècle - Seuil Paris1989

[4]  Maurice BLANCHOT - “L’entretien infini” - Gallimard Paris 1969

[5]  Joseph ROUZEL - “Le travail d’éducateur spécialisé” - Dunod Paris 2000

[6]  Georges PEREC - “les Choses” - Julliard Paris 1965

[7]  Francis PONGE - “Le parti pris des choses” - Gallimard 1942 - Poésie Gallimard Paris 1997

[8]  Georges PEREC - “L’infra-ordinaire” - La Librairie du XXème siècle - Seuil 1989

[9]  Joseph ROUZEL - “Le travail d’éducateur spécialisé” - Dunod Paris 2000

[10]  Joseph ROUZEL - “Le travail d’éducateur spécialisé” - Dunod Paris 2000

[11]  Georges PEREC - “L’infra-ordinaire” - La Librairie du XXème siècle - Seuil 1989

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